Archives de catégorie : Jusqu’à l’orage final

Écriture de « Jusqu’à l’orage final » achevée

Nous avons terminé le scénario de « Jusqu’à l’orage final« . Quelques mois de pur plaisir, à brasser cette matière qui nous habite depuis plus de dix ans. Les allers-retours incessants sur le texte. Les lectures à voix haute. L’alcool bu et les petits cigares fumés. Nous nous sommes amusés, nous avons ri, nous avons (un peu) réfléchi et beaucoup fait comme nous semblait. Écrire un film que nous allons réaliser, exactement comme nous l’imaginons.

L’écriture ensemble, nous l’avons souvent mise au banc d’essai. Il y a la manière, notre « patte », une attention méticuleuse portée aux couleurs, formes et strates qui font les atmosphères et habitent nos personnages. La maîtrise d’un mode de narration qui joue de l’accumulation et de la juxtaposition des situations pour ensuite naviguer avec aisance de l’horreur à la beauté. Ça, nous adorons.

Nous avons écrit comme nous aimons le faire, avec du rythme et du chaos, mais en veillant toujours à l’intensité et à la clarté du propos, en gommant les aspérités qui nous gênent tant : les multiples rebondissements, les fausses intrigues, les complots, les dialogues brillants qui se noient sans faire avancer l’action ni le spectateur.

Notre film sera plein de chaos.

Chaos, le mot a été cité. « Jusqu’à l’orage final » peut apparaître comme une sorte d’apologie nihiliste du chaos. Ce ne sont plus les rouages narratifs qui sont moteurs, mais le choc entre les personnages. Des personnages perdus et imprévisibles. Des personnages qui mènent la danse parce que, justement, le monde qui les entoure a perdu son sens. Osons citer James Crumley et reprendre ses mots au compte de nos personnages : « il arrive tellement de trucs bizarres ces derniers temps que je n’arrive plus très bien à
distinguer les effets des causes ; bref, pour tout te dire, je patauge complètement
 ».

Depuis bien longtemps, nous avançons dans cette direction en écriture. Mais il ne s’agit pas d’une profession de foi. Nous ne croyons pas au nihilisme, ni au chaos : nous sommes persuadés que toute action, à fortiori violente, a un sens pour celui qui l’exerce. Mais ce sens n’est pas toujours lisible de l’extérieur.

Vivement la suite.

Bérurier Noir – Mourir à Paris (2015)

Morceau composé après l’attentat contre Charlie Hebdo, en janvier 2015. Libéré publiquement le 14 novembre 2015, en hommage aux victimes de cette nuit.
A nos ami.e.s du Bataclan, du Petit Cambodge, de Charonne et de la Fontaine au Roi…
A nos sœurs et frères d’Irak, de Syrie, du Liban, de Libye et d’ailleurs qui vivent ces atrocités au quotidien.
www.beruriernoir.fr / www.archivesdelazonemondiale.fr

En un instant tout est parti
Les assassins sont dans Paris
Chargés d’une haine inassouvie
Propagateurs d’une tyrannie

En un instant bref de la vie
Tout est parti, tout est fini
Pourquoi, comment, se sont-ils dits
L’image provoque une telle tuerie ?

Pour les profanes ou les prophètes
Où sont les dieux, où est la fête ?
La lumière douce de l’amitié
A disparu dans l’encrier

Prédicateurs de malheur
Fabrication de la terreur
Ni dieu ni maître ni feu ni fer
Pourquoi les hommes font-ils la guerre ?

Miroir des conflits du Levant
Déracinement de nos enfants
Les va-t-en guerre, aux dents de sang
Se foutent des peuples innocents

Démocratie ou barbarie
Que restent-ils de nos vies ?
Ni soumission ni inconscience
Lève le crayon de l’espérance (bis)

Il n’y a pas de guerres saintes
Il n’y a pas de guerres justes
Il n’y a que des guerres sales
Aux frappes chirurgicales

Il n’y a pas de guerres saintes
Il n’y a pas de guerres justes
Il n’y a que des guerres lâches
La souffrance des otages

Il n’y a pas de guerres propres
Il n’y a pas de guerres justes

Demande à tous ces morts
Quel était donc leur tort ?

Bérurier Noir

Pendant les repérages, le « catéchisme du révolutionnaire » de Netchaïev à la main et les pulsions folles des groupes de punk-rock dans l’autoradio, nous avons souvent sillonné les routes du film que nous imaginons. Enola était du voyage, allongée sur la banquette arrière, nos enfants à elle seule. Elle trouvait parfois que nous étions des viocs, mais on en connaît un rayon côté musique et nous, les Sex Pistols et Bérurier Noir, on les a vus en concert, alors qu’elle remette son casque sur les oreilles et regarde les paysages.

Ce n’est pas une simple déclaration d’intention. Dans notre futur film, la musique et les paroles jouent un rôle très important. Bérurier Noir : Enola chante les paroles de leurs chansons, bouge et danse en écoutant leur musique, elle les rencontre et assiste au concert qu’ils donnent en Pologne.
Bérurier Noir colle à l’histoire que nous imaginons. Arrivée tardive sur la scène punk (comme Alexandre sur celle des exécuteurs). Mise en sommeil et disparition programmée en 89. Réapparition inattendue à trois reprises depuis : trois concerts durant lesquels se sont rassemblés 50.000 spectateurs, génération d’Alexandre et d’Enola confondues. Comme les espions, le groupe est enveloppé d’une aura mythique et mystérieuse.
Bérurier Noir colle au chaos du film. Colère, violence, brutalité de la musique punk. Une musique qui ne suit pas le vent et sème brutalement la tempête. Nous l’utiliserons comme un élément du film (c’est la musique dans le film, pas la musique du film).
Enola en chantera des couplets pendant le film. Elle les utilisera comme un masque à ses propres sentiments, et comme une arme. Parfois elle criera, parfois elle se fera plus mélodique ou plus douce que le morceau d’origine. Pour la plus grande part, elle les chantera à cappella.
Nous entendons déjà des bribes s’échapper de ses écouteurs.
Dans la maison en Beauce, dans la voiture pendant le voyage : quelques bouffées des morceaux, à plein volume. Ils seront toujours des rappels de ce qu’elle a chanté auparavant ou de ce qu’elle chantera par la suite.
Nous plongerons aussi dans un concert de Bérurier Noir. Fracas sonore assourdissant, violence joyeuse et déjantée. À travers des images de leur concert d’adieu à l’Olympia en 89, qu’Enola regardera sur un vieux téléviseur à Berlin. Mais aussi, nous l’espérons, à Poznań, où le mythe rejoindra la réalité : Enola pourra plonger dans la foule et participer à un pogo effréné face aux vrais, aux vieux de Bérurier Noir.

Nous avons rencontré Loran, le (vrai, le vieux) guitariste des Bérus. Nous lui avons raconté l’histoire. Il a écouté de manière acérée, pertinente (si seulement tout le monde pouvait être à ce diapason…) et enthousiaste. Au début, l’association espion/punk le laissait perplexe. Ce n’est plus le cas. Il trouve l’idée haletante et juste. Nous sommes heureux d’avancer avec lui!

Quinze jours sur les routes d’Allemagne et de Pologne

Repérages.

Derrière les rangées denses de sapins qui longent l’autoroute, une trouée immense s’illumine d’un coup : la base aérienne américaine de Ramstein. La lumière blanche des immenses projecteurs nous aveugle et inonde le ciel et la forêt. Un gros porteur militaire à hélices est en phase d’approche. Plus brillant qu’en plein jour. L’avion atterrit presque au ralenti, dans un formidable grondement d’hélices. Un semi-remorque passe, klaxon enfoncé.

Les derniers petits jardins enneigés à la sortie du village. Quelques dizaines de mètres le long d’une voie ferrée masquée par la neige. Apparaissent les deux arches surmontées par la tour de surveillance en brique du portail du camp de Birkenau. Les rails filent jusque sous la plus grande des arches.
Les hautes clôtures de barbelés filent dans le brouillard, de part et d’autre du bâtiment. Quelques rares touristes courent dans le froid jusqu’à l’entrée du camp, s’engouffrent dans la neige et le vent, disparaissent. La lumière du jour baisse.

La route, sur les voies en face une file interminable de camions en direction de l’Allemagne. Le ciel craque, le froid engourdit.

96. Poznań. Rue hôtel. EXT-NUIT.
Alexandre rentre à l’hôtel sous la neige. Un tourbillon hypnotisant dans la lumière intense des lampadaires. Les publicités lumineuses clignotent sur les tours du centre commercial. Des jeunes gens passent en courant, les voitures roulent au pas, Alexandre s’allume une cigarette. La neige lui cingle le visage. Il a l’air heureux. Il passe devant la vitrine d’un magasin d’électronique, une des télévisions allumées diffuse les images de Moscou : le Kremlin disparaît dans la fumée.
Alexandre s’arrête, regarde derrière lui ses traces de pas dans la neige. Il fait demi-tour et se met à courir.

Quinze jours tout à fait formidables. Autant le dire: cette histoire emplit nos têtes.

« Votre film post-punk »

« Votre film post-punk… » le mot a été lâché par la productrice.

Les espions sont-ils des punks ? Notre Alexandre est-il punk ?

Exécuter des gens pour profession est une forme très concrète de nihilisme. « Le révolutionnaire ne connaît qu’une science : celle de la destruction » affirme Netchaïev — expert s’il en est en matière de nihilisme — dans son « Catéchisme du révolutionnaire ». Alexandre peut revendiquer chaque mot de ce bréviaire de la destruction, sa violence a été forgée à bonne école.

Alexandre a quarante ans, l’âge de la « seconde génération punk ». À l’ouest, les jeunes de son âge écoutaient encore les Sex Pistols ou plutôt Bérurier Noir. Les morceaux des groupes punks étaient rapides, nerveux et brutaux, trois adjectifs qualifiant parfaitement les exécutions du Smersh. Alexandre et les punks parlent un même langage. Le punk est destructeur, tout comme l’exécuteur. Les Smersh, des illégaux (même parmi les espions), ne doivent pas même exister. Ils appartiennent aux minorités invisibles, comme les punks : mis à l’index.

Les espions

Les espions s’invitent depuis longtemps dans nos projets individuels ou communs, ils hantent nos écritures — scénarios et romans — un peu comme une filiation ou un héritage de plus en plus lourd à trimballer.

La matière historique est là, le vécu également. Des années déjà au cœur des services secrets sur de précédentes écritures, et nos histoires personnelles et intimes, peuplées de voyages, de liaisons étrangères et d’hommes de l’ombre.

Un jour ou l’autre, il va bien falloir s’y coller!

Le sujet du film ? Ce serait : le crépuscule des espions et l’aube d’une jeunesse qui ne croit plus aux lendemains.

Il y aurait un espion. Il s’appelle Alexandre (ce n’est pas son vrai nom). Alexandre est un Smersh : un exécuteur autonome du KGB qui traque les traîtres en solitaire. C’est le dernier d’entre eux. Il ne le sait pas. Pas encore.

Il y aurait un vieillard teigneux. « Pepe ». Il se prétend ancien chauffeur de Trotski

Pour nous, le moment est venu de régler leur compte aux espions. Ils meurent et avec eux les mythes disparaissent, les utopies sont assassinées et les rêves confisqués.

Un film qui prendrait acte de la fin d’un siècle et de la naissance d’un autre. L’espion, né sur les décombres des guerres mondiales et les restes de la guerre froide, hanté par le souvenir des camps de la mort, n’a plus de certitudes, il se fissure, craque. Les blessures n’ont jamais été refermées, un monde a disparu ; l’avenir du nouveau monde qui se dessine est brouillé et déréglé. La violence idéologique laisse la place à une violence nihiliste.

Nous voulons éclairer une dernière fois ce monde qui n’en finit pas de disparaître pour mieux parler de nos enfants : il y aurait une jeune fille, Enola. Elle appartient à la première génération qui n’a pas connu ces espions et leur cohorte de fantômes. Elle n’est pas atteinte du « supervirus de la folie de l’espionnage » dont s’amuse John Le Carré. Elle ne se nourrit pas des fantasmes de « l’industrie de l’ombre ». Enola, comme nos enfants, a en permanence une trace sombre et inquiétante qui brille au fond des yeux. Elle tangue, seule, au bord du monde, la tête enivrée par un fiévreux mélange de haine et d’amour, avec un immense appétit de destruction et de beauté.

Le film ne cédera à aucun désespoir, mais plutôt à l’espoir. L’espoir qu’Alexandre aimerait transmettre à la jeune Enola. Avec violence et déraison,
certes. Notre fiction livre une vision impatiente de l’avenir. Un avenir aussi convulsif, impertinent et joyeux que les danses d’Enola lorsqu’elle bondit en tous sens, le casque vissé aux oreilles et les yeux fermés.

Nous avons exposé ce fatras d’idées à notre productrice. « Vous avez tout pour plaire », nous lance-t-elle avec une pointe de sarcasme dans la voix : « faire un film d’atmosphère (même quand on ne parle pas de crépusculaire, c’est toute une histoire), y glisser de la violence et du désespoir, transformer une chasse aux espions en une fuite nihiliste avec des vieux (carrément un vieillard !) et des très jeunes (cette jeune fille, Enola, 17 ans qu’on jurerait héroïne de manga capable de tout, surtout du pire), votre exécuteur des services secrets russes qui dort depuis 1991 au milieu des blés de Beauce, cet ancien chauffeur de Trotski qui attend vainement une exécution digne de son parcours (on l’imagine avec les bottes aux pieds, tout droit sorti du dernier western de John Ford), le tout dans un ample mouvement qui va de l’été à la nuit froide, du crépuscule à l’aube, ou le contraire. Votre film post-punk, vous allez le faire comment ? ».

On va commencer par réfléchir!