Il y a des projets qui dorment des années sans jamais vraiment disparaître. Ils restent là, dans un coin du bureau.
Juste avant la mort de Michel Piccoli, j’avais eu l’idée d’un cycle de pièces intitulé « Portrait de l’acteur par l’artiste ».
Le principe était simple — presque trop simple : choisir un acteur, choisir un artiste, et écrire un texte où l’acteur emprunte les mots de l’artiste, jusqu’à ce que leurs voix se confondent. Une sorte de jeu de masques à deux couches : l’acteur parle de lui mais dit l’artiste, dit l’artiste mais parle de lui.

Je voyais ça :
un acteur seul à une table, une lampe, des feuilles, quelques images en fond de scène. L’acteur lit, relit, hésite, recommence. On pourrait croire qu’il répète. Peut-être qu’il répète vraiment.


La première pièce du cycle, je l’ai écrite avec Yves Nilly. Elle s’intitule Piccoli/Bacon.
Le choix s’est imposé avec une évidence un peu étrange : Piccoli disant Bacon.
Non pas Bacon parlant à Piccoli — mais Piccoli l’incarnant, sans jamais cesser d’être Piccoli.
Un acteur âgé, qui lit les mots d’un artiste âgé, et où tout s’entremêle : le corps, le temps, la solitude, l’atelier, la lumière, les accidents de la création, les couleurs qui s’épuisent, les obsessions qui durent.

Dès les premières lignes du texte, l’acteur s’assoit et demande :

« Je reprends où ? Où on en était la dernière fois qu’on s’est vus ? »

Il y a là tout le dispositif : le temps qui glisse, la mémoire qui boite, la fausse répétition.
Et puis cette phrase qui m’a toujours semblé résumer l’homme autant que l’artiste :

« Il est tout simplement plus facile de perdre forme dans l’obscurité, n’est-ce pas ? »

Piccoli aurait pu dire cela de n’importe quel rôle.
Bacon, lui, en parlait en pensant à ses couleurs.


La pièce joue avec le chaos, parce que Bacon vivait dans le chaos.
Piccoli aussi, parfois, mais d’un chaos plus calme, plus intérieur — ce que j’avais vu, jeune, quand je travaillais avec lui.
Dans le texte, il dit :

« Je me sens chez moi dans ce chaos, parce que le chaos me suggère des images. Et, de toute façon, j’adore vivre dans le chaos. »

J’avoue que lorsque j’ai relu cette phrase pour la mise en forme finale, j’ai souri : elle résume si bien les 18 mois passés à écrire avec lui Alors voilà — cette manière qu’il avait de chercher l’éclair dans le désordre.

Dans Piccoli/Bacon, tout devient miroir.
Quand Bacon parle de peinture, c’est Piccoli qui parle du jeu.
Quand Bacon parle d’accidents, de chance, d’instinct, de bousculade, c’est l’acteur qui raconte sa vie.
Dans le texte, l’acteur lit d’une voix presque neutre :

« Si jamais quelque chose marche pour moi, cela marche à partir du moment où consciemment je ne sais pas ce que je suis en train de faire. »

On entend Bacon.
On reconnaît Piccoli.


La pièce navigue entre gravité et drôlerie sèche.
Par moments, l’acteur se perd, s’en amuse, déchire une feuille, change de sujet, comme pour échapper à un souvenir trop lourd.
Et puis soudain, une phrase tombe, sans pathos :

« Je me suis rendu compte que la mort allait me tomber dessus quand j’avais dix-sept ans. »

Il y a du froid dans cette phrase — du Bacon, mais aussi du Piccoli, tel qu’il pouvait soudain dire une chose limpide, essentielle, qui vous obligeait à respirer un peu plus lentement.


Dans le dernier tiers du texte, une idée parcourt le plateau comme un souffle :
la création est surtout affaire de hasard.
L’acteur hurle même à un moment, littéralement :

« Un accident ! »

Et tout s’éclaire :
la peinture est un accident,
le jeu est un accident,
la vie est un accident.
C’est une idée très baconienne. Mais dans la bouche de Piccoli, elle devient presque une profession de foi.
Je crois que c’est ce que j’aime le plus dans ce texte : ce dédoublement permanent où les mots d’un artiste prennent soudain la forme du visage qu’on connaît.


Quand on arrive à la fin, l’acteur baisse la voix, regarde sa montre, enlève sa montre, s’arrête, recommence, ne veut plus finir.
Une hésitation, une fatigue, et encore une petite phrase qui vient de loin :

« Si vous décidez que vous allez être artiste, vous devez décider de ne pas avoir peur de faire rire de vous. »

Il y a parfois des phrases…


Est-ce que Piccoli aurait joué ce texte ?
Je ne le saurai jamais.
Il l’a lu, il l’a parcouru, il m’a parlé du rythme, de la lumière, d’une hésitation à l’endroit d’une phrase.
Puis la vie, comme toujours, a décidé du reste.

Il ne l’a jamais joué.
Il ne jouera plus.

Alors maintenant, il ne me reste qu’à trouver un acteur qui jouerait Piccoli jouant Bacon.
Ce n’est pas une mince affaire.
Il faudra quelqu’un qui sache sourire dans l’ombre et perdre forme dans la lumière.

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