Projet Δ

Δ, delta, le triangle, forme reine de la clandestinité :
trois hommes dont un seul est en contact
avec l’échelon supérieur.

Romanesque de la clandestinité, peinture d’une époque disparue, charisme d’un homme : mille raisons nous poussent à faire un film autour de Henri Curiel. Mais l’une d’elle est plus impérative que toutes les autres : Curiel nous donne des clés pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et maintenant.

Violence dans les cités, violence politique, violence dans le cadre d’une société démocratique qui ne laisse pas la parole à tous. Ce sont des interrogations d’une cruelle actualité. Et l’action passée de Curiel tente d’y répondre ; il pourrait presque reprendre à son compte et au nôtre la phrase de Vercors : « Quand les libertés sont mortes, il n’est qu’une liberté qui subsiste, c’est celle que donne la vie clandestine. Il n’est jamais trop tôt pour s’organiser en vue de l’action secrète, la seule qui restera possible, selon toute apparence, d’ici peu. »

Henri Curiel est assassiné le 4 mai 1978, en bas de l’immeuble qu’il habitait dans le 5ème arrondissement de Paris.

Deux ans après son assassinat, « Solidarité », le réseau qu’il avait créé, prend fin. Certains militants sont arrêtés, les autres retournent à la « vie civile ». La mort d’Henri Curiel et la fin de « Solidarité » ont coïncidé avec un changement radical de la militance. Il y a trente ans, ces hommes et ces femmes étaient des militants professionnels. Soutenus par des motivations principalement politiques, ils abandonnaient travail et famille pour se jeter à corps perdu dans la militance. Faire un film sur Curiel, c’est aussi montrer cette capacité qu’avaient les individus autour de lui à faire des choix qui altéraient profondément leurs vies ; c’est montrer ce qu’est devenu l’engagement politique aujourd’hui.

Pendant plusieurs mois, nous avons travaillé, Alain Nahum et moi, sur un projet de film qui racontait Henri Curiel et « Solidarité ». Nous l’avons fait à une époque difficile, une époque où les projets sont jugés au regard de leur potentiel de communication. Le verdict était attendu: Curiel n’est pas assez connu. Nous avons tenté d’argumenter, l’invisibilité n’est-elle pas le propre de la clandestinité ? Justement, nous a-t-il été répondu…

Quoi de neuf sur le front ?

Le caporal G. s’est égaré lors de sa dernière mission en Afghanistan. Ses compagnons rentrent en France, alors qu’il est prisonnier d’un jeune homme afghan qui lui fait traverser le pays à dos d’âne.

Les deux hommes ne se comprennent pas. L’un ne parle que le pachtoune, l’autre le français, avec des rudiments d’anglais militaire qui ne lui servent pas davantage.

G. s’évade. Il est seul et démuni, sans arme ni équipement, pieds nus. Il a peur. Tout est hostile.

La section de G. est à Chypre : sas de décompression avant le retour en métropole, dans un hôtel de luxe d’une station balnéaire. Psychologues présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre, hammam et  massages, plage, buffets plantureux, plus aucune arme ni matériel militaire ; ils quittent ce monde hors de la réalité dans lequel ils ont vécu pendant six mois.

Hors de la réalité… G. cherche et retrouve le jeune homme et son âne. Il accepte de le suivre : que peut-il faire d’autre ? Le jeune Afghan ne semble pas hostile, il n’est visiblement pas Taliban, il voyage discrètement, comme s’il était aux abois, vers une destination inconnue, à l’écart des zones de combat. Au fil de leur périple se noue une singulière relation. Ils se montrent des photos, chacun s’ouvre à son alter ego qui écoute et devine plus qu’il ne comprend. Le jeune homme s’appelle Sorhab, il porte la photo d’une jeune femme contre son cœur.

Ils se confient d’autant plus facilement qu’ils savent que l’autre ne comprend pas.

G. parle sans retenue, de sa drôle de guerre, de l’ennemi invisible, de sa famille, de ses doutes et sa fierté de soldat aussi. Sorhab s’épanche tout autant : se montre même joyeux, facétieux. Il est un soldat déserteur de l’ANA[1]. Il veut rejoindre celle qu’il aime, mais la zone est sous contrôle des insurgés : il va à une mort certaine et risque de mettre toute la famille en danger. Il espère qu’en livrant G. aux Talibans, il pourra monnayer sa fuite avec sa compagne.

Le retour à la dure réalité, leur vrai destin, est au bout du chemin.



[1] Armée Nationale Afghane.

Écriture de « Casting » achevée

Nous avons achevé l’écriture de « Casting ». Deux mois immergés dans l’univers d’Annemarie Schwarzenbach. Noir et lumineux. Travailler avec Véronique est un réel plaisir. Elle parle, elle écoute. Elle est articulée, ses lectures sont précises, ses retours d’une efficacité incroyable. Du plaisir, jamais l’impression d’avoir perdu une seconde!

Affaires mineures

Affaires mineures, ou plutôt affaires de mineurs, responsabilité, majorité ou immaturité ? On a peur pour nos enfants ou les enfants font peur ? Délinquance, couvre-feu, transgression, parents à responsabilité déléguée ou déresponsabilisation collective ? Réponse pénale et réponse politique, punir l’enfant pour protéger l’adulte ? Dire la loi et prévenir la récidive, pénalisation outrancière, juge des enfants ou enfants jugés tout simplement ? Droit pénal des mineurs, ordonnance de 1945, culpabilité, punition, discours de Grenoble…

Le sujet nous taraude depuis longtemps. Alors que notre société utilise sans discontinuer la délinquance des mineurs comme argument politique, elle rechigne à la représenter dans le champ de la fiction.
Nous sommes persuadés que c’est non seulement nécessaire, mais que la place de cette fiction est à la télévision.

Soyons provocant un instant. D’un côté, l’ordonnance du 2 février 1945 qui redéfinit en profondeur la justice des mineurs après la guerre et donne à la société les moyens de protéger ses enfants. De l’autre, les réformes successives, — dont le point d’orgue est le discours du Président à Grenoble le 30 juillet 2010 — qui doivent donner à la société les moyens de se protéger de ses enfants.

Quelle perception la société a-t-elle de la délinquance des mineurs, aujourd’hui, hier ? La nature des délits a-t-elle réellement changé ? Les formes de délinquances sont-elles si radicalement différentes qu’elles nécessitent d’ébranler cette partie de notre système judiciaire ?

La tête de Pancho Villa

La tête de Pancho Villa a été volée après sa mort. Mille histoires et rumeurs courent sur le sujet. En écrivant DMM City, nous en avons recencé un grand nombre. Pendant l’écriture de DMM City, nous n’avons jamais tranché la question de savoir si notre Doroteo était réellement Pancho Villa ou non. Il a l’âge (124 ans), ce pourrait bien être lui. L’épisode 6 est quand même intitulé « La tête de Pancho Villa ».

À la fin de la série, Dortoeo meurt, et nous voulions faire un sort à sa tête. Il existe une version du douzième et dernier épisode dans laquelle il est décapité par un camion au bord d’une petite route mexicaine. Nous sommes plus sobres dans la version définitive: Carlos Fuentes, le détective obtient l’autorisation d’inhumer le corps de Doroteo à Chihuahua dans la tombe de Pancho Villa, après avoir fait constater qu’elle était vide. Lors de la cérémonie, les enfants forcent le cercueil et découvrent le corps de Doroteo sans tête, et l’air coupable de Fuentes. Nous entamons probalement l’écriture d’une version radiophonique de DMM City à la rentrée. Mais ce n’est pas cela qui me fait écrire ces quelques lignes sur la tête de Pancho Villa. Je lisais hier soir le premier livre de la série que James Lee Burke a consacrée au lieutenant de police Dave Robicheaux, La pluie de néon. Et je suis tombé sur le récit le plus incroyablement fantaisiste concernant la tête de Pancho Villa:

« Je songeai aux compagnons de route de Pancho Villa qui avaient trouvé son assassinat et la fin de son ère de violence tellement inacceptables qu’ils avaient déterré son cadavre, sectionné la tête du tronc avant de la placer dans une énorme bombonne de verre pleine de rhum blanc et emporté le tout dans une Ford Modèle T jusqu’aux Monts Van Horn aux abords d’El Paso, où ils lui avaient donné une sépulture en le recouvrant sous un tas de roc orange. Des années durant ensuite, à la nuit tombée, ils avaient dégagé les pierres, bu le mescal, fumé la marijuana en s’adressant au visage en rictus tout bouffi, flottant derrière le verre. »

Ce serait une très jolie scène à filmer, non?

Fatigue

Lors de ses premières tentatives de fiction, elle avait appris qu’il y a des tas de choses qu’on peut faire en étant fatigué, mais qu’imaginer une intrigue, écrire des dialogues, animer des personnages de fiction et écrire correctement n’en fait pas partie.

La Nuit la plus longue, de James Lee Burke

Juste pour mémoire… une idée derrière nos têtes

Journal d’un soldat français en Afghanistan

Un récit de Christophe Tran Van Can, Plon

Près de quatre mille soldats français sont actuellement déployés en Afghanistan. Un chiffre souvent cité par les médias. Pourtant, depuis 2001, ils sont près de 50 000 à avoir combattu là-bas, et le nombre de morts s’élève déjà à 53. Mais que savons-nous de ces jeunes soldats volontaires ? Des missions qu’ils réalisent loin de chez eux, de leurs motivations, de ce qui fait leur quotidien ? En janvier 2010 et pour la première fois, Christophe Tran Van Can, un sergent d’une unité de combat, a rédigé et publié son journal en étroite collaboration avec Nicolas Mingasson, seul reporter autorisé par l’armée française à suivre – pour le Figaro Magazine – les opérations de combats en Kapisa, l’une des régions les plus dangereuses
d’Afghanistan. Le sergent Christophe Tran Van Can nous fait vivre de l’intérieur ses joies et ses peines, nous fait patrouiller à ses côtés dans les vallées d’Alasay et de Bedraou. Il nous fait aussi découvrir, qu’avant tout, la guerre n’a rien de virtuel et que derrière le soldat en tenue de combat se cache un mari et un père. Un document exceptionnel né d’une expérience unique. [Résumé amazon.fr]

 

 

Armadillo

un film de Janus Metz, 2011

Mads et Daniel sont partis comme soldats pour leur première mission en Afghanistan ; leur section est positionnée à Camp Armadillo. Les soldats sont là pour aider les Afghans, mais les combats s’intensifiant, les sentiments de méfiance et de paranoïa s?imposent, causant aliénation et désillusion. Armadillo est un voyage dans l’esprit du soldat, un film d’exception qui plonge dans l’histoire mythique de l’homme en guerre. [Résumé amazon.fr]

Écriture du « Mur du silence » achevée

Nous avons achevé « Le mur du silence ». Près de six mois d’écriture (nous en avions annoncé quatre) frénétique et acharnée aux côtés de Jean-Claude Barny.

Un long chemin, parfois chaotique, toujours passionné. Beaucoup de discussions, de propositions, de corrections, de révisions. Et un scénario que nous aimons beaucoup à l’arrivée. Le scénario aurait pu me rendre fou, il est en réalité un de ceux qui m’ont le plus appris ces dernières années.

Une parenthèse: c’était la premire fois que nous écrivons un polar. C’était, pour ma part, me frotter à un genre que je ne comprends pas. Jamais, ô grand jamais, je ne me préoccupe du meurtrier quand je lis un roman policier. Ça ne m’intéresse pas
et puis j’oublie. Et quand vient la grande révélation finale, on ne peut même pas dire que ça me surprend, parce que toujours la surprise est construite pour ceux (et donc réservée à ceux) qui ont cherché pendant la lecture. Et pourtant j’adore les polars, mais ce qui me plaît est ailleurs, entre les ressorts et les ficelles. Ma grande faute et ma grande peine pour ceci.

Le scénario est parti à la commission Outre-Mer du CNC. Il sera présenté à l’avance sur recettes en septembre. Réponse en fin d’année.

Bérurier Noir

Pendant les repérages, le « catéchisme du révolutionnaire » de Netchaïev à la main et les pulsions folles des groupes de punk-rock dans l’autoradio, nous avons souvent sillonné les routes du film que nous imaginons. Enola était du voyage, allongée sur la banquette arrière, nos enfants à elle seule. Elle trouvait parfois que nous étions des viocs, mais on en connaît un rayon côté musique et nous, les Sex Pistols et Bérurier Noir, on les a vus en concert, alors qu’elle remette son casque sur les oreilles et regarde les paysages.

Ce n’est pas une simple déclaration d’intention. Dans notre futur film, la musique et les paroles jouent un rôle très important. Bérurier Noir : Enola chante les paroles de leurs chansons, bouge et danse en écoutant leur musique, elle les rencontre et assiste au concert qu’ils donnent en Pologne.
Bérurier Noir colle à l’histoire que nous imaginons. Arrivée tardive sur la scène punk (comme Alexandre sur celle des exécuteurs). Mise en sommeil et disparition programmée en 89. Réapparition inattendue à trois reprises depuis : trois concerts durant lesquels se sont rassemblés 50.000 spectateurs, génération d’Alexandre et d’Enola confondues. Comme les espions, le groupe est enveloppé d’une aura mythique et mystérieuse.
Bérurier Noir colle au chaos du film. Colère, violence, brutalité de la musique punk. Une musique qui ne suit pas le vent et sème brutalement la tempête. Nous l’utiliserons comme un élément du film (c’est la musique dans le film, pas la musique du film).
Enola en chantera des couplets pendant le film. Elle les utilisera comme un masque à ses propres sentiments, et comme une arme. Parfois elle criera, parfois elle se fera plus mélodique ou plus douce que le morceau d’origine. Pour la plus grande part, elle les chantera à cappella.
Nous entendons déjà des bribes s’échapper de ses écouteurs.
Dans la maison en Beauce, dans la voiture pendant le voyage : quelques bouffées des morceaux, à plein volume. Ils seront toujours des rappels de ce qu’elle a chanté auparavant ou de ce qu’elle chantera par la suite.
Nous plongerons aussi dans un concert de Bérurier Noir. Fracas sonore assourdissant, violence joyeuse et déjantée. À travers des images de leur concert d’adieu à l’Olympia en 89, qu’Enola regardera sur un vieux téléviseur à Berlin. Mais aussi, nous l’espérons, à Poznań, où le mythe rejoindra la réalité : Enola pourra plonger dans la foule et participer à un pogo effréné face aux vrais, aux vieux de Bérurier Noir.

Nous avons rencontré Loran, le (vrai, le vieux) guitariste des Bérus. Nous lui avons raconté l’histoire. Il a écouté de manière acérée, pertinente (si seulement tout le monde pouvait être à ce diapason…) et enthousiaste. Au début, l’association espion/punk le laissait perplexe. Ce n’est plus le cas. Il trouve l’idée haletante et juste. Nous sommes heureux d’avancer avec lui!

La croisade des enfants

Pas du tout respecté mon programme (la réécriture du film de Didier Nion, entre autres), je viens d’achever le livre de Florina Ilis, « La croisade des enfants ».

Au-delà des similitudes déroutantes avec « DMM City » (comme dans notre feuilleton, elle a un Harry Potter, une scène dans laquelle les enfants dresse la liste de leur revendications, une autre où ils découvrent des armes – avec les plus petits qui râlent pour en avoir comme les grands, sans parler du site Internet « le temps de l’innocence » qui dévoile au jour le jour les événements du train: si le livre n’avait pas été écrit en 2005, j’aurais pu jurer qu’elle avait eu notre scénario entre les mains), il y a nombres d’articulations très réussies dans le livre. Le début est laborieux, la fin est ratée. Le reste est tout à fait passionnant. J’ai pris des notes, j’ai réfléchi.

Du coup, je meurs d’envie de me replonger dans DMM.
Avec la certitude que nous sommes juste là où il faut (sur les enfants de banlieue, là où elle est sur les enfants des rues en Roumanie). Il y a des leçons à tirer du livre, certainement. À chaque page, je retrouvais la nécessité et l’évidencequ’il fallait mener ce projet à terme. Pourquoi pas un feuilleton radiophonique, ce serait un très bon premier pas. Un bon gros feuilleton, long et ambitieux.

 

Résumé du livre

L’histoire commence un matin, sur le quai d’une gare, quand un groupe d’enfants part vers la mer Noire, en colonie de vacances. Stoppé en pleine campagne par les écoliers, leur train ne parviendra pas à destination. Aidés par Calman, « Tsigane blond à peau blanche », les enfants vont y organiser leur propre vie devant des troupes spéciales déconcertées et des médias avides de nouvelles sensationnelles. Ce qui n’était au départ qu’un jeu pour les enfants, prêts à en découdre avec le monde réel ou virtuel des adultes, devient une véritable affaire d’Etat. On évoque la présence d’un groupe de terroristes voulant déstabiliser le gouvernement ; on pense par la suite à des malfrats, des trafiquants en tout genre – hypothèse encouragée par l’arrivée massive d’enfants des rues sur les lieux, qui demandent la liquidation des orphelinats et des foyers d’accueil. Les médias, la police, l’armée, les professeurs ou les parents, la société entière, semblent incapables, pour un temps, de mettre fin à la « croisade des enfants », qui exigent le respect de leurs droits et de leurs libertés. L’issue sera précipitée dans une confusion générale et nul ne sortira indemne de cette aventure où le burlesque le dispute au tragique. La Croisade des enfants est une
fresque du chaos postcommuniste roumain, confronté à ses propres dilemmes : enfance et jeunesse déboussolées, progrès et adaptation, politique et corruption, innocence et compromis…

La croisade des enfants, de Florina Ilis, Editions des Syrtes.

Véronique Aubouy, « Proust lu »

Je fais lire « A la Recherche du Temps perdu » devant ma caméra depuis le 20 octobre 1993. C’est une action et une situation propre à ma vie. Tous les mots de La Recherche sont lus à voix haute devant ma caméra. Il faudra des dizaines d’années pour tous les enregistrer. Un engagement pour la vie.
Je filme des personnes de tous horizons, de toutes générations. En tous lieux et à toutes saisons. Les lecteurs lisent dans l’ordre. Le choix des lecteurs se fait au gré de rencontres, de voyages, de recommandations. Et il y a mes proches. Ce film est aussi une autobiographie.
Chaque lecteur est libre de se mettre en scène. Chaque lecture (environ deux pages) est un portrait. Celui que je filme prête son visage et sa voix au narrateur qui n’en a pas. Un télescopage entre l’écrit et l’oral.  Par le rythme de sa lecture, par les pauses qu’il marque, il dévoile un temps qui lui est propre. Un temps qui le définit comme personne. « Proust Lu » est une somme d’actions et de mémoire. Dans la répétition « ad vitam » de ce geste (appuyer sur le bouton record, geste fait à ce jour 990 fois), se trouve mon temps à moi. Je décline cette action comme on respire, comme on mange.
C’est plus une liberté qu’une utopie, c’est me prouver que cette œuvre est une oeuvre impossible. Ce qui anime ce travail, comme ce qui animait Proust, c’est la conscience d’une aliénation.
Encore 30 ans pour en avoir fini. Je rêve du jour où je n’y arriverai pas…

Véronique Aubouy, 2007

La citation qui précède est extraite de son site Internet: http://www.veroniqueaubouy.fr/proust.html

J’ai lu pour elle le 30 juin 2007, je suis le lecteur n°588 (aujourd’hui elle en est au lecteur n°902). Les trois premières pages du Côté de Guermantes, 2. J’avais choisi de lire au Jardin des Tuileries, sur la grand roue. J’ai le vertige, j’ai lu dans un état second, désincarné. Mon rythme de lecture était tellement altéré par la peur que les trois tours de roue n’ont pas suffit pour les pages qui m’étaient attribuées, j’ai donc fini de lire en enjambant la cabine et en titubant sur le sol vers la sortie.

Quelques semaines plus tôt, j’avais assisté pendant des heures entières à la projection du film (il durait déjà 80 heures à l’époque). J’avais été très surpris. Le fil narratif du texte de Proust est non seulement préservé, mais il jaillit littéralement. Je suivais bien l’histoire mieux que lors de mes tentatives avortées de lecture de l’oeuvre de Proust. L’oreille se laisse aller, l’esprit vagabonde, puis se raccroche au récit. Une inattendue inadéquation entre le texte et le dispositif imaginé par Véronique. Mais c’est bien plus que l’oeuvre de Proust, c’est un vrai film. Les lecteurs se suivent, filmés et cadrés avec intelligence: la continuité formelle est rigoureuse et porteuse. Son inventivité se mêle à celle des lecteurs qui trouvent un cadre et mise en scène pour leurElle suffit à capter l’attention. Portrait d’une société aussi, sur vingt ans. Les gens évoluent, leur apparence, leur manière de parler et de lire. Incroyable description également du rapport des individus à la culture. Tous milieux sociaux confondus, ils se lancent à l’attaque des trois pages de Proust qui leur sont confiées. Avec peur, avec défiance, avec assurance.

« Casting », Annemarie Schwarzenbach

Nous avons rencontré Véronique Aubouy.
Je connais Véronique depuis presque 15 ans. Depuis longtemps, nous avons envie de travailler ensemble. L’occasion ne s’était jamais présentée.

Véronique est une réalisatrice acharnée. Elle réalise depuis des années un film marathon, Proust Lu. Elle sillonne la France et le monde pour faire lire et filmer, page après page, A la recherche du temps perdu. Le film fait aujourd’hui 120 heures, il est encore loin d’être achevé. Je reviendrai dessus, disons simplement que le résultat est étonnant et formidable: contre toute attente, c’est vraiment du cinéma!

Aujourd’hui, nous discutons avec Véronique pour l’écriture de son prochain film.

L’idée de son film, Casting, est de faire, à travers tout le travail de casting d’un film, le portrait d’une romancière suisse des années 30 : Annemarie Schwarzenbach.

L’année dernière Véronique a fait une performance au Centre culturel Suisse de Paris à l’occasion des 100 ans de la naissance
d’Annemarie Schwarzenbach. Intitulée « Casting », cette performance mettait sur scène 12 potentielles Annemarie Schwarzenbach, jeunes actrices (et acteur) qui, en passant le casting pour l’interpréter, reconstituaient ensemble un portrait fragmenté de cette figure historique.

Le résultat était surprenant : Annemarie était là, apparaissant furtivement chez l’un, chez l’autre de ces acteurs, et des pans de sa vie avaient été évoquées là, devant nous. C’est là que l’idée lui est venue d’un film documentaire sur Annemarie Schwarzenbach qui emprunterait la forme d’un casting, et mettrait en scène sa fascination pour elle.

Si Véronique souhaite évoquer la personne d’Annemarie Schwarzenbach par le film, ce n’est pas pour la figer dans un portrait  historique (quoique ce personnage soit au centre de l’Histoire), mais pour tenter de s’approcher d’elle au plus près, de sa sensibilité, de ses émotions. Et cela en tentant, par l’intermédiaire des jeunes gens convoqués pour le casting, de la capter au sein de notre époque, de saisir des résurgences, des respirations de cette Annemarie dans la jeunesse d’aujourd’hui. Que sont devenues ses convictions politiques, ses émois d’amoureuse, ses aspirations à l’ailleurs, son talent immédiat d’écriture, son rapport à l’addiction ?…

« Pour Annemarie, en la remerciant de promener sur
cette terre son beau visage d’ange inconsolable »
Roger Martin du Gard

Au travail.

« Watchmen » de Zack Snyder

Il y a quelques années, il y avait l’affreux 300. Un ennui profond. La direction d’acteur, la mise en scène, l’esthétique même: tout y est insistant.

Deux ans plus tard, en 2008, lorsqu’était sorti Watchmen, je n’y étais pas allé. C’était une erreur.

Avec Yves, nous travaillons depuis longtemps sur la notion d’uchronie (procédé consistant à introduire un événement de fiction dans une situation historique existante pour jouer avec les conséquences possibles). Nous avons peu de succès, trop déstabilisant et déroutant.

En 2007, Philip Roth écrit Le complot contre l’Amérique dans lequel il raconte la victoire de Charles Lindbergh contre Roosevelt aux élections présidentielles de 1940, la peur des Juifs américains, le refus des Etats-Unis d’entrer en guerre contre l’Allemagne nazie. Mais ça reste de la littérature, toujours difficile de convaincre qu’un procédé littéraire est transposable au cinéma ou à la télévision.

Revenons à Watchmen. Le scénario est exemplaire. Le prologue du film définit le postulat : une réalité américaine dans lequel il introduit des super-héros; lesdits super-héros participent à la fin de la guerre du Viêt Nam; les Etats-Unis remportent le conflit. Le film se déroule en 1986: Nixon a été réélu pour un troisième mandat.

Aucun complexe, remarquablement écrit. Simple et efficace. La réalisation reste très tape-à-l’oeil, mais le film emporte le morceau!

« Le mur du silence » vs. « The Town »

Le film de Ben Affleck The Town est une référence lointaine mais récurrente dans les discussions autour de l’écriture du Mur du silence (le film de Jean-Claude Barny).

Pour nous aussi, c’est un cinéma lointain. Le film de Affleck est correctement ficelé, sans plus. Il peine a être elliptique dans sa narration. Il n’évite pas les poncifs du genre (en particulier une interminable scène de fusillade en guise de final).

Et surtout, c’est un film bavard. Bavard, un film d’action? Oui, bavard, comme s’il fallait évactuer le récit en le concentrant dans d’interminables scènes de dialogue afin que les scènes d’action soient vierges de tout enjeu narratif.

Bavard et un peu lourdeau. Transcription à l’appui:

La séquence se déroule à la 32ème minute du film. Elle dure 4 minutes!
Ben Affleck et « la fille » dans un parc, assis et immobiles. Toute la discussion (surtout le monologue) est très lente, ponctuée de sonores et virils soupirs. Par moment la voix de Ben Affleck est sur le point de se briser, saturée d’émotion.

    • Elle : Alors, tes parents vivent toujours à Charlestown ?
    • Lui : Euh… non… mon père a fini par partir en banlieue.
    • Elle : Et ta mère ?
    • Lui : J’en ai aucune idée, elle est partie quand j’avais six ans.
    • Elle : Qu’est-ce qui s’est passé ?
    • Lui : Elle est partie.
    • Elle : Ouaip ?
    • Lui : J’ai été réveillé par le bruit. Au début, je savais pas ce que c’était. On aurait dit un animal pris dans un piège. J’avais encore jamais entendu un homme pleurer. Je suis descendu en pyjama. J’ai vu mon père dans la cuisine. Le premier truc qui me revient, c’est le cendrier. Y’avait au moins une centaine de mégots. Les cendres faisaient une montagne. Il avait arrêté de pleurer. Il était là, assis à regarder la télé sur un petit poste noir et blanc sans le son. Il devait pas savoir quoi faire d’autre. Il m’a regardé dans mon pyjama, debout devant lui. Il a dit : ta mère est partie, elle reviendra pas. Comme ça. En fumant des cigarettes et en fumant un pain surgelé à six heures du matin. On avait perdu notre chien l’année précédente… Et je voulais qu’on mette des affichettes. Comme ça si ma mère s’était perdue, les auraient pu nous appeler, comme le mec qu’avait trouvé notre chien. Encore aujourd’hui, mon père te jurera qu’il m’a aidé pour les affichettes, mais c’est faux. Il était assis dans la cuisine à boire un pack de bière pendant que moi je partais tout seul sur Foulstreet demander aux gens s’ils avaient vu ma mère. Elle s’appelait Doris. Ma grand-mère avait une maison, un restaurant à Downdridge en Floride, alors je m’imaginais que c’était peut-être là qu’elle était partie. J’ai fini par accepter l’idée que… que ça n’a pas d’importance. Où qu’elle soit allée, elle avait une bonne raison de partir. De toute façon, elle voulait plus être ma mère et… elle ne reviendrait pas. Et maintenant, t’en sais un peu sur ma famille, mais je veux toujours pas te montrer mon appart.
    • Elle : Je t’en prie, ça peut pas être si terrible que ça.

Le travail d'écriture de Thomas Cheysson