« Je suis Annemarie Schwarzenbach », le réel et son double

 Artpress, juin 2015.

Le film singulier de Véronique Aubouy consacré à l’écrivain et voyageuse suisse Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) n’est que l’une des faces visibles d’un projet vieux de presque vingt ans. Il a en effet connu d’autres extensions sous les formes diverses d’un scénario de long métrage de fiction (Inconsolable, non tourné faute de financement), d’une émission de radio et d’une performance au centre culturel suisse en 2008 (une autre est à venir).

Sortie en salle le 15 avril 2015.

La cinéaste semble avoir l’habitude de tenir la durée, puisque son projet de Proust lu (qui a filmé et écouté à ce jour, cent seize heures durant, plus de mille deux cents lecteurs d’une page ou deux de À la recherche du temps perdu) a, lui, commencé en 1993. Plutôt qu’à un aboutissement, Je suis Anne­ marie Schwarzenbach, ce film composite, s’apparenterait mieux à un ensemble de repentirs (au sens pictural) au sein d’un moment prélevé dans la longue durée du projet: un passage rempli de traces fantômes. Le film surprend parce qu’il ne nous a pas attendu pour commencer. On doit sans cesse y rattraper notre retard, capturer au vol des bribes d’informations, reconstituer les es­paces, les situations, attribuer les voix off et les visages aux person­nages d’une histoire dans laquelle on entre sans être sûr d’avoir été vrai­ ment convié.

VIVACITÉ JUVÉNILE
La véritable qualité du film, qui ne nous ménage d’aucune manière, tient à son ambigüité plus qu’à son sujet et ses symboles, aux corps de ses acteurs plus qu’à ses propres discours. Impossible de distinguer les zones documentaires des zones jouées : les deux semblent non s’annuler mais sans cesse se su­perposer, jouir de toutes les coïncidences. Paradoxalement, quand la voix off de la cinéaste (qui reste toujours hors-champ) arrive pour remettre de l’ordre, préciser quelque chose, cette voix de la raison ‘qui bouscule les postulats accumulés ruine le sens plus encore.
Le film est peu ou prou construit en trois parties. La première (prévue avant le tournage, gardée après ?) correspond au moment du casting où vont défiler successivement plu­ sieurs jeunes filles et deux jeunes hommes auxquels on demande de reconstituer des postures et des expressions de l’écrivain. Ici, il s’agit de vérifier la proximité avec le modèle, y compris dans l’esprit puisqu’on demande aux doubles de raconter leur propre vie et d’ex­primer des convictions personnelles en lien avec Schwarzenbach . Les ca­dres sont quasiment toujours fixes et droits, délicatement composés pour mettre en valeur la beauté des jeunes acteurs, ou l’interac­tion de leurs postures lorsqu’ils sont plusieurs dans le plan. Le point de vue sautille dans l’espace et le temps, il fait corps avec la scène et brouille les pistes. La caméra de casting n’a rien d’un scrutateur objectif -ni même équitable: elle ne filme personne de la même ma­nière, comme si elle composait déjà le film. Cette disparité de points de vue force l’attention sur les visages et les expressions du corps des acteurs, et fait primer la vérité de l’acteur sur la répétition du modèle. Plutôt que de modernes Annemarie, on voit (malgré eux, avec eux ?) un par un chaque acteur, porté par une série d’émotions singulières- mélange d’hésitations et d’assurance propre à l’exercice du casting, et vivacité juvénile.
Néanmoins, il y a quelque chose de gênant dans ce regard indécis (voyeur et tendre) porté sur les acteurs, et à plus grande échelle ce volontarisme global qui porte le film. Lors du casting, on demande par exemple à trois jeunes filles de faire le pont en arrière, parce qu’« Annemarie aimait beaucoup faire ça ». La demande est assez arbitraire (la voix de Véronique Aubouy qui commente l’image remarque, ennuyée, qu’elle en fait des animaux de cirque) et se révèle finalement peu convaincante: les acteurs l’exécutent avec une docilité qu’on peut bien trouver inexpressive, la cinéaste semble cherche quelque chose mais n’en tire rien par la suite.
Dans la seconde partie (qui emmène sept Annemarie, dont un garçon, à la campagne pour des répé­titions et une vie partagée en com­mun) les acteurs se rebellent un peu. La capture de l’intimité des doubles ne se fait pas sans heurt, mais du fait de l’ambiguïté du sta­tut de la fiction, la construction très parfaite au cadre et au son de ces plans, on n’est jamais certain que tout cela ne soit qu’un jeu. A un moment, une actrice lit Schwar­zenbach et évoque « la machine dans laquelle on est » : le film d’Au­bouy est un peu cette machine, structurellement assez autoritaire, mais suffisamment précise et atten­tive pour que la présence sensible prenne le pas sur l’herméneutique. On se dit finalement qu’Annemarie Schwarzenbach est un beau pré­ texte pour mettre en scène (on saura bien peu de choses d’elle) ; même si, peut-être, passent en se­cret quelques motifs qui lui sont propres et qu’on perçoit confusé­ment.

FIN MALICIEUSE
La dernière partie, très belle, fait in­terpréter des scènes (vraisembla­blement issues d’Inconsolable) dans un cadre naturel et urbain, somptueusement filmé, et confond encore une fois l’intimité suppo­sée des actrices avec les rôles qu’elles sont censées interpréter. La fin surgit, brutale, non prépa­ rée, d’un plan de nature qui en marque l’inachèvement. Cette fin malicieuse et inattendue est toute à l’image du film : une composition inégale parce qu’elle confond vo­lontairement sensibilité et capacité de se laisser surprendre, quitte à tout perdre ses pions en route. Ici réside la générosité et la beauté de ce film.

Pierre Eugène

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Je suis Annemarie Schwarzenbach
un film de Véronique Aubouy
écrit par Véronique Aubouy, Thomas Cheysson et Yves Nilly
produit par Paraíso Films

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